Axe 3. Lieux de transferts culturels
Transferts culturels
Les transferts culturels s’inscrivent dans une dimension spatiale, dans une géographie, voire dans une cartographie. Certains lieux s’avèrent plus propices que d’autres aux imbrications entre les cultures. L’équipe en poursuit la description lorsque l’espace germanique est directement concerné.
Allemagne
Dans le passé, une attention particulière avait été accordée à la Saxe comme lieu interculturel caractéristique pour le domaine germanique.
Dans le cadre de ses travaux sur l’anthropologie philosophique allemande, Charlotte Morel a développé un projet autour de la vie académique de Leipzig sous l’angle des rapports entre la faculté de médecine et la faculté de philosophie. Débats épistémologiques entre mécanisme et vitalisme (Johannes Müller), émergence de la psycho-physique (Gustav Fechner) et de la psychologie scientifique (Wilhelm Wundt) sont en effet difficiles à comprendre en profondeur sans en revenir à l’interaction concrète de ces deux disciplines. Si les médecins et physiologues se forment parfois aussi près des philosophes (Johannes Müller), l’inverse est également vrai (Hermann Lotze). L’oeuvre de de ce dernier, de même que celle de Fechner, sont des exemples des cas, plus fréquents qu’on ne le croit, qui amènent des médecins à se positionner explicitement dans le champ philosophique. Mais quel visage exact a le milieu médical dans lequel tous se sont formés ? Notamment, quelles sont les positions épistémologiques dominantes du corps professoral de l’université de médecine à diverses périodes ? Dans quelles mesures proviennent-elles, ou se développent-elles au contraire de façon indépendante des débats philosophiques de l’époque – et enfin influent-elles sur eux en retour ? La position dominante de Leipzig dans la formation médicale au XVIIIe et XIXe siècle, alors qu’elle est aussi un lieu de formation philosophique reconnu, offre un terrain d’études particulièrement précieux pour reconstruire ces échanges directs ou indirects .
Un grand chantier est actuellement en cours autour de l’Université de Göttingen et plus particulièrement de sa bibliothèque, cœur de l’Université. Le bibliothécaire de l’Université à la fin du XVIIIe siècle, à une époque où Göttingen est le théâtre d’une naissance des sciences humaines et de l’histoire culturelle, était Friedrich Gottlob Heyne. Il a fait de la bibliothèque de Göttingen une des premières d’Europe en se procurant toutes les publications scientifiques de France, d’Angleterre ou d’Italie et en nourrissant de la sorte les essais de rédaction d’histoires universelles.
Perspectives
Il s’agira d’abord de conduire à leur terme les entreprises engagées autour de Göttingen et Leipzig. L’histoire de la bibliothèque de Göttingen, engagée au sein de l’équipe par Anne Saada, doit permettre de comprendre le fonctionnement du métabolisme savant qui, à partir d’importation de livres, de leur recension dans des organes spécialisés, aboutit à la constitution de nouvelles sciences. L’histoire de l’Université de Göttingen à partir de sa bibliothèque, et donc à partir d’une approche en termes d’histoire du livre, doit donner lieu à la rédaction d’une importante monographie, en fait un manuscrit d’habilitation (Anne Saada). Il est clair que Göttingen sert de modèle d’approche des universités de l’espace germanique au XVIIIe siècle.
Le réseau académique qui s’est développé autour de Göttingen au début des années 1730 est un sujet qui offre de multiples possibilités. Après avoir travaillé dans une perspective d’histoire des savoirs sur les diverses institutions qui composent ce réseau et en signent l’originalité — une université (1734), une bibliothèque (1734), un journal savant (1739), une académie des sciences (1751) —, Anne Saada souhaiterait à présent compléter ce travail en le doublant d’une dimension d’histoire sociale : il s’agirait tout simplement de revenir vers la fonction première d’une université, à savoir, qualifier pour offrir une insertion professionnelle. La recherche sur l’université de Göttingen souffre de l’ombre portée par l’université berlinoise (1810) qui a donné lieu à ce qu’on a appelé le modèle universitaire humboldtien, modèle auquel est associé le lien entre enseignement et recherche et la mise en avant de la faculté de philosophie. D’où les efforts démesurés déployés par l’historiographie sur Göttingen pour montrer que c’est elle, l’université hanovrienne, qui constitue l’ancêtre du modèle berlinois — ce qui, de fait, est juste —, aspect souvent rapidement évacué par les recherches sur l’université prussienne. La volonté de montrer que l’université hanovrienne a servi de modèle à l’université berlinoise se traduit dans l’historiographie par la mise en avant des avancées scientifiques qui ont eu lieu à Göttingen au moyen du lien entre université et Académie des sciences d’une part et, d’autre part, par la mise en évidence de la place nouvelle occupée par la faculté de philosophie à Göttingen dans la hiérarchie des facultés.
Si ces choix sont justifiés, il ne faut cependant pas oublier le contexte dans lequel l’université est née, la façon dont elle s’est développée, la mission qui lui a été assignée et qui s’est traduite jusqu’à la fin de l’Empire par la fréquentation de l’université. C’est en effet la faculté de droit qui a attiré le nombre d’étudiants le plus important au XVIIIe siècle et qui a fait la renommée de l’université (plus de 70% des étudiants étaient inscrits dans la faculté de droit).
Aussi, Anne Saada souhaiterait se pencher davantage sur cette faculté de droit et, notamment, sur le droit d’Empire. L’université de Göttingen est particulièrement intéressante pour analyser, au travers des étudiants qui l’ont fréquentée, comment le droit d’Empire a pu jouer un rôle aussi important dans un moment où les institutions de l’Empire étaient en train de s’affaiblir.
L’objectif de ces recherches sur Göttingen est double : à distance d’une vision imprégnée de téléologie qui conçoit l’histoire de Göttingen à l’aune du modèle humboldtien, il s’agira de restituer son historicité à l’institution de Göttingen. L’histoire de cette dernière en effet est souvent réduite à la réalisation dans l’histoire d’un programme qui aurait été fixé dans les années 1730 : la réussite de l’institution serait inscrite dans ses gênes. Or, Anne Saada souhaiterait remettre au cœur de l’histoire de Göttingen non pas la réussite, mais les nombreux échecs que l’institution a essuyés — à commencer par le recrutement des professeurs — et qui ont obligé l’équipe de ses fondateurs à réorienter constamment le projet, soit à l’adapter aux obstacles auxquels elle se heurtait.
Du point de vue d’une histoire des transferts, il s’agira non pas d’étudier les transferts à l’échelle internationale, mais à l’intérieur du Saint-Empire lui-même. Le Saint-Empire est souvent considéré comme un agrégat de territoires indépendants les uns des autres. A travers l’exemple de Göttingen, on montrera à l’inverse la circulation entre les territoires, aussi bien en ce qui concerne les savoirs que les hommes, grâce à ce jeu d’échelles spécifique du Saint-Empire et qui fait intervenir l’échelle territoriale d’un côté et celle de l’Empire de l’autre.
De l’histoire du livre dans une université exemplaire à l’histoire des archives il n’y a qu’un pas. Deux colloques ont été organisés en 2015 et 2016 dans le cadre de l’unité et du labex TransferS par Anne Saada Connaître le monde, administrer la diversité : les archives impériales. Une publication sur l’historiographie des archives impériales sera préparée pendant le prochain contrat
Russie
Grâce à un GDRI et à un contrat ANR dans lesquels l’équipe s’est fortement impliquée, grâce à un partenariat ancien avec l’Académie des sciences de Russie et l’Université des sciences humaines de Moscou, l’équipe a poursuivi une recherche engagée depuis quelques années sur les transferts culturels germano-russes et sur les transferts triangulaires franco-germano-russes autour de 1900. Par exemple, cela concerne l’étude, dans les représentations de la culture populaire du XIXe siècle en Allemagne, (frères Grimm, psychologues philologues), des sources d’inspiration d’une science russe qui va progressivement développer une conception formaliste des sciences humaines, et un comparatisme sui generis.
L’Ambre et le fossile. Transferts germano-russes dans les sciences humaines. Armand Colin, Paris 2014
L’Asie centrale est un lieu par excellence de transferts culturels dans la très longue durée, le terme de “route de la Soie” désignant des croisements postérieurs aux métissages qui caractérisaient le monde d’Alexandre. Avec les archéologues de l’ENS-Ulm et l’antenne de l’UNESCO à Samarcande a été engagé, dans le cadre du Labex TransferS, un projet d’étude de l’Asie centrale, plus précisément de la Sogdiane, à partir de la notion de transfert culturel. La part des chercheurs de l’UMR, outre l’application de la méthodologie qu’ils ont élaborée à un objet nouveau, a consisté à étudier le rôle considérable joué par des philologues, géographes et orientalistes allemands au service de l’Empire russe ou de l’Autriche dans la construction de la notion d’Asie centrale. Un livre collectif Asie centrale. Transferts culturels le long de la route de la soie est paru en 2016
Perspectives
Un livre est en préparation dans le cadre du prochain contrat sur la biographie intellectuelle du principal germaniste russe du premier XXe siècle Jirmunski
Il s’agit d’un des principaux germanistes russes du XXe siècle. Né en 1891, il a fait ses études de philologie germanique à l’Université de Saint-Pétersbourg entre 1908 et 1913 . En 1912-1913 Jirmounski poursuit sa formation par un séjour en Allemagne, dont il revient avec son premier travail de germaniste, un petit livre très important sur le romantisme allemand et la mystique contemporaine. D’abord privatdocent à Léningrad, il devient en 1917 professeur à Saratov, y travaille à une thèse d’habilitation sur les conversions religieuses dans l’histoire du romantisme mais rentre assez vite à Léningrad où il devient en 1919 professeur de philologie allemande et de littérature d’Europe occidentale. A travers un livre sur Jirmounski que qui sera écrit en collaboration avec Ekaterina Dmitrieva, de l’Institut de littérature mondiale de Russie, on peut envisager une histoire de la germanistique russe au XXe siècle..
Grèce
Autre lieu privilégié des transferts, la Grèce a fait l’objet d’enquêtes sur l’apport de son histoire à la compréhension des transferts culturels.
Le philhellénisme, manifestation franco-allemande de soutien à la Grèce a eu comme conséquence principale la construction d’une identité nationale grecque à partir de références françaises, allemandes, allemandes ou russes croisées. Il y a eu surtout une réinterpretation franco-allemande du passé grec antique auquel les Hellènes devaient se conformer. La fondation de l’Université d’Athènes mais aussi les débuts de la littérature grecque ne peuvent s’expliquer sans prise en compte d’une forte circulation internationale de savoirs et biens culturels. En collaboration avec l’Ecole française d’Athènes sont prévus plusieurs colloques sur la construction de la Grèce par les philologues français et allemands.
Un colloque a été organise en novembre 2015 sur Smyrne entre 0rient et occident. Depuis sa fondation par des Grecs « Eoliens » à la fin du deuxième millénaire avant J.-C., Smyrne a été, de par sa position géographique très particulière, un lieu de rencontre privilégié entre les cultures d’Europe et d’Asie.
Le terme de transfert s’y décline ainsi de toutes les manières, de celui des marchandises qui y passent – de l’encens perse acheminé par Sardes au coton ottoman exporté jusqu’à Marseille – à celui des populations brutalement déplacées à la suite d’invasions, de tremblements de terre, d’épidémies qui ont émaillé l’histoire de la ville. Le dynamisme des études récentes permet de jeter un regard nouveau sur ce terrain privilégié de l’étude des transferts culturels que constituent les différentes Smyrne successives – l’ancienne Smyrne ionienne mise au jour dans la première moitié du XXe siècle à Bayraklı, lieu fondateur de la nouvelle archéologie turque à l’époque d’Ekrem Akurgal formé à l’université de Berlin et publiant en allemand ses travaux sur l’antiquité gréco-anatolienne. La publication d’un livre en anglais et en turc est prévue.
Perspectives
A moyen terme l’exemple grec restera un champ d’étude pour l’équipe. Signalons tout particulièrement pour les années à venir un projet dirigé par Servanne Jollivet « Transferts entre la Grèce et l’Allemagne (XVIII-XXe siècles). Identités et imaginaires croisés de l’hellénisme ». Il s’agira d’étudier les échanges et transferts entre la Grèce et l’Allemagne au cours des XIXe et XXe siècles. Le rapport à l’Antiquité constitue sans conteste le principal pivot autour duquel s’orchestrent ces différents transferts, à la fois du côté grec, qui y puise une source de légitimation et du côté européen, à travers la référence à la Grèce ancienne comme commune matrice. Dans le cas allemand, la référence à l’hellénisme antique est en effet part intégrante de la construction de l’imaginaire allemand, étayé par un vaste réseau intellectuel et le développement conjoint des études classiques, philologiques et archéologiques. Soutenu notamment par les mouvements philhellènes, dès la fondation de l’Etat grec et jusqu’aux années trente, ces transferts se développent en effet de manière intensive, alimentant également non sans ambivalence des mouvements de réaction, orientalistes ou mishellènes. Inversement, l’influence de la pensée allemande s’avère tout aussi incontournable pour repenser les enjeux liés à la construction identitaire grecque. Dès les débuts de la construction du nouvel état, l’identité néohellénique n’a en effet cessé d’être pensée au miroir de modèles allemands, profondément marquée par le philhellénisme et l’idéalisme afférent à la Grèce ancienne. L’un des enjeux sera ici de questionner les modèles et paradigmes venus d’Allemagne, notamment le rôle prégnant du paradigme néo-classique, qui sous-tendent la réflexion identitaire en Grèce aux XIX-XXe siècle. L’intérêt de ce projet est ce faisant de mesurer la portée de cette réappropriation mutuelle telle qu’elle continue d’imprégner profondément, de part et d’autre, « l’imaginaire » grec et allemand, comme en témoignent les rapports de force, discours et les rhétoriques identitaires actuels, particulièrement exacerbés en contexte de crise.
De la Chine au Caucase
Le labex transferS dont l’équipe transferts de l’UMR 8547 est porteuse vise à étendre une aproche méthodologique au-delà du cadre franco-allemand. Des relations étroites ont été notamment nouées avec l’université chinoise de Fudan où une première rencontre a été organisée en décembre 2015 tandis qu’une seconde a été organisée à Paris en janvier 2017. La thématique consistait à appliquer aux relations sino-européennes le modèle propre à l’historiographie allemande de la Begriffsgeschichte de Koselleck.
Perspectives
Une publication est en préparation sur la Begriffsgeschichte appliquée au triangle France-Chine-Allemagne On a longtemps considéré que la traduction aboutissait à une déperdition du sens des textes ou des concepts qui structurent la réflexion historique dans les sciences humaines. Depuis plusieurs années déjà on s’accorde plutôt à penser que le déplacement des textes et des concepts peut aboutir à un accroissement de leur sens Ce déplacement est observable à l’intérieur de l’ensemble européen lui-même. Geist a un autre sens qu’esprit ou mind. Des termes comme ceux de bourgeoisie, de liberté, de nation, de démocratie, de droit, d’Etat revêtent des valeurs très différentes selon le contexte dans lequel ils sont employés. La circulation des textes utilisant ces termes doit donc être analysée non comme une simple traduction mais comme une recréation. L’usage de Montesquieu ou de Rousseau n’a pas été le même en France et en Allemagne. Le libéralisme de Tocqueville a connu un destin tout aussi bizarre en Chine que la référence structuraliste au maoïsme en France.
Ces déplacements ne caractérisent pas moins l’arsenal des termes qui permettent d’élaborer une histoire littéraire, donnant à des notions comme réalisme, naturalisme des valeurs profondément hétérogènes selon les cadres dans lesquels elles sont employées que le vocabulaire de l’histoire de l’art où baroque, classicisme recouvrent des valeurs différentes. Pourrait-on comparer un Hegel chinois à un Hegel français ? Imaginer une lecture française du Hegel chinois et inversement ?
Ce n’est pas exactement du même modèle que procède l’extension du champ des transferts culturels à l’approche du Caucase. Le Caucase constitue à l’évidence un lieu d’imbrication des cultures. Ces cultures sont trop souvent envisagées comme une juxtaposition de constructions identitaires, Mosaïque de langues et de cultures l’espace du Caucase peut aussi être abordé, dans la longue durée, du point de vue des rencontres entre cultures créatrices de nouvelles formes. Après un colloque traitant de l’histoire culturelle du Caucase ou plutôt des métissages générés dans l’espace caucasien dans la longue duréee la publication d’un livre sur la question est prévue durant le prochain contrat.
Dernière mise à jour : 26 mai 2017