Axe 3 - Phénoménologie française et expérientielle
Archives Husserl
Chercheurs impliqués : Michel Bitbol, Emmanuel de Saint Aubert, Dorothée Legrand.
Le dernier axe de recherche du laboratoire conjoint deux versants, l’un consacré à la phénoménologie française, l’autre au déploiement d’une approche récente des problèmes posés par la description des états de conscience.
La phénoménologie française a en effet continué et continuera de se situer au centre les travaux des Archives, s’agissant d’auteurs qui ont déjà donné lieu à une série de travaux et de colloques et journées d’études. En 2012 a ainsi eu lieu un colloque international important occasionné par la parution du livre Phänomenologie in Frankreich de H.-D. Gondeck et L. Tengelyi, sorte de synthèse des courants de la phénoménologie française ; le colloque faisait alterner les figures étudiées (R. Barbaras, J.-L. Chrétien, F. Dastur, N. Depraz, É. Escoubas, D. Franck, J.-L. Marion, M. Richir…) et des répondants appartenant à la plus jeune génération de phénoménologues ; opérant une synthèse et offrant un panorama de plusieurs décennies de phénoménologie française, il a donné lieu à une publication coordonnée par C. Sommer, à laquelle ont participé plusieurs membres des Archives : Nouvelles phénoménologies en France (Hermann, 2014).
Ce versant concerne tout d’abord Merleau-Ponty, sous la houlette d’Emmanuel de Saint Aubert, dont les travaux publiés proposent une lecture génétique transversale de l’œuvre du philosophe à la lumière d’une connaissance d’ensemble de ses inédits, et renouvellent l’interprétation des rapports de Merleau-Ponty avec la philosophie (Bachelard, Bergson, Blondel, Brunschvicg, Descartes, Heidegger, Husserl, Leibniz, Maine de Biran, Marcel, Pascal, Ruyer, Sartre, Scheler…), la neurologie (Lhermitte, Head, Schilder, Ajuriaguerra, Hécaen), la psychologie du développement (Piaget, Wallon), la psychanalyse (Freud, Klein, Lacan, Dolto, Lagache…), et la littérature (Breton, Claudel, Ponge, Simon, Stendhal, Valéry). Ce travail a impliqué la transcription et datation du fonds inédit de Merleau-Ponty (4.000 ff.), la numérisation de son œuvre publiée, et la constitution d’un corpus électronique d’ensemble (10.000 pp.) incluant les inédits, et la programmation d’outils logiciels d’exploitation. E. de Saint Aubert a, pendant ce quinquennat, coordonné avec St. Kristensen et B. Zacarello l’édition scientifique de plusieurs inédits de Merleau-Ponty : Le monde sensible et le monde de l’expression, cours au Collège de France de 1953 (Genève, MétisPresses, 2011), et Recherches sur l’usage littéraire du langage, cours au Collège de France de 1953 (Genève, MétisPresses, 2013). Il a également animé à l’École Normale Supérieure plusieurs colloques et journées d’études consacrés à cet auteur : « Qu’est-ce que la littérature ? Merleau-Ponty et la philosophie à l’épreuve de l’écriture (I) » (mai 2011, avec Benedetta Zaccarello), « Qu’est-ce que la littérature ? Merleau-Ponty et la philosophie à l’épreuve de l’écriture (II) » (mai 2012, avec Benedetta Zaccarello), « Merleau-Ponty et l’anthropologie philosophique (I) » (mars 2014, avec C. Sommer), « Merleau-Ponty et l’anthropologie philosophique (II) » (mai 2015, avec C. Sommer), « Liberté, imaginaire, naissance. Merleau-Ponty critique de Sartre » (mai 2016).
Sur Levinas ensuite, sous la direction de Danielle Cohen-Levinas, associée aux Archives depuis 2008 : Levinas étant introducteur de l’œuvre de Husserl et Heidegger en France dès les années 1930 et n’ayant jamais interrompu son dialogue avec leur œuvre – tout en élargissant sa pensée à la tradition hébraïque –, il a semblé essentiel que les recherches sur Levinas soient intégrées au Archives Husserl et portent à la fois sur sa lecture de la tradition phénoménologique et juive et sur sa pensée propre. Elles ont été initiées en 2010, en relation avec les travaux effectués dans le cadre de l’équipe. Est organisé chaque année le séminaire de recherche international « Lectures lévinassiennes : une autre voie phénoménologique », qui invite des spécialistes confirmés de Levinas et de jeunes chercheurs en cours de doctorat ; en sept ans, il a donné un essor aux études lévinassiennes en suscitant des travaux de master, des thèses, ainsi que des publications sous forme d’articles, d’essais ou d’ouvrages (notamment dans la collection que D. Cohen-Levinas dirige chez Hermann). D. Cohen-Levinas a organisé avec Alexander Schnell trois colloques internationaux : sur Totalité et Infini (2011-2012, Vrin, 2014), Autrement qu’être (2012-2013, Vrin, 2016) et « Heidegger et Levinas » (2015), et une journée d’études croisées sur la Lettre sur l’humanisme de Heidegger et Humanisme de l’autre homme de Levinas (avec C. Sommer, 2016).
Ricœur et Derrida enfin. Jean-Claude Monod et Marc de Launay ont consacré en 2012/13 un séminaire annuel à la pensée de Ricœur, tandis que Dominique Pradelle a publié dans la revue Philosophie, avec l’aide des Archives Husserl, un numéro thématique entièrement consacré à Ricœur, qui reprend une partie du colloque international de 2015 dont une journée s’était déroulée à l’École Normale Supérieure sous l’égide des Archives. Quant à Derrida, Marc Crépon lui a consacré un grand colloque international de trois jours à l’automne 2015, qui réunissait un grand nombre de chercheurs derridiens.
Toutes ces activités se poursuivront évidemment pendant le mandat suivant. E. de Saint Aubert continuera ce travail de transcription et de datation du fonds inédit qu’il explore depuis des années, et de numérisation de son œuvre publiée ainsi que de publication de ses cours ; deux cours donnés au Collège de France ont déjà été publiés, un troisième est en préparation et le sera dans quelques mois. Sa recherche à venir se situe au croisement de l’anthropologie et de l’ontologie, avec le souci de montrer l’intrication de ces deux directions dans la pensée de Merleau-Ponty et d’en dégager la fécondité au-delà, et de poursuivre un dialogue avec divers champs disciplinaires et cliniques (psychiatrie phénoménologique, psychanalyse, psychologie du développement, sciences cognitives, sciences de l’éducation). Il rédige le second tome du diptyque Être et chair, qui interroge les sciences cognitives et l’anthropologie psychanalytique en étudiant la conception merleau-pontienne de l’inconscient ; et il élabore deux livres consacrés aux notions d’ultra-chose et de portance, essais philosophiques qui prolongent la confrontation des concepts de chair et d’être au-delà de Merleau-Ponty, en maintenant son effort d’intégration des sciences humaines à une ontologie phénoménologique.
Le séminaire annuel « Lectures lévinassiennes » sera poursuivi et continuera d’alimenter les recherches lévinassiennes et de faire connaître la recherche française étrangère sur le sujet. Le colloque organisé avec A. Schnell en 2016 sur « Heidegger et Levinas » va donner lieu en 2017 à une publication chez Vrin, et les manifestations ponctuelles consacrées à Levinas se poursuivront : une journée d’études portant sur Levinas et Merleau-Ponty sera organisée avec Emmanuel de Saint-Aubert en 2017/18, préludant à une série d’autres colloques thématiques consacrés à Levinas.
La recherche de Dorothée Legrand se situe dans une perspective voisine, cherchant à analyser la structure du corps du sujet parlant, en tant que matière du mode d’être-au-monde avec-l’autre et déployant des articulations entre psychanalyse et phénoménologie. Elle a ainsi coordonné des séminaires annuels successifs consacrés à « La rencontre clinique » (2014/15), « Inconscients des corps parlants » (2015/16) et « Que nommons-nous : corps ? » (2016/17). Elle y a travaillé des notions psychanalytiques comme la rencontre clinique, élaborée chez Freud et Lacan et reconceptualisée à partir des réflexions de Merleau-Ponty et Levinas sur le rapport à l’autre en situation de souffrance psychique, et celle d’inconscient, telle que la réélabore la tradition phénoménologique (Husserl, Merleau-Ponty, Levinas, Derrida) ; ces séminaires ont toujours été l’occasion d’un dialogue fructueux avec les autres chercheurs des Archives Husserl (E. de Saint Aubert, J.-C. Monod).
Les recherches futures de D. Legrand se situent à la croisée de la philosophie et de la psychopathologie, et se proposent d’interroger la structure du corps parlant ou la connexion entre corps et langage, réinterprétant dans une perspective psychanalytique les distinctions phénoménologiques classiques ayant trait au corps – Leib / Körper, image / schéma, touchant / touché. Dans une perspective plus générale, elle interrogera la possibilité de travailler avec et sur la psychanalyse en philosophie, non seulement dans un cadre théorique où la philosophie commenterait la métapsychologie psychanalytique, mais dans la mesure où la philosophie exposerait ses concepts à une refonte issue de leur déplacement dans le champ clinique : quel enseignement philosophique est-il possible de recevoir de la pratique clinique, cette dernière s’avérant réfractaire à la simple application de concepts philosophiques donnés ?
Le dernier versant concerne la description des états de conscience et ce qu’on appelle à présent micro-phénoménologie (c’est-à-dire l’explicitation en première personne des expériences vécues propres), et donne lieu à la collaboration de Michel Bitbol, Natalie Depraz et Claire Petit-Mengin. La micro-phénoménologie est une sorte de réhabilitation moderne de l’ancienne méthode introspective et vise, par interaction dialogique, à effectuer une réduction au vécu pur en émondant toutes les surinterprétations ; elle consiste en entretiens d’explicitation visant à approcher au plus près une expérience vécue par une série de procédures (se concentrer sur une expérience particulière en écartant les représentations générales, répéter par la mémoire cette expérience, stabiliser son attention, se concentrer sur le comment au détriment du pourquoi). Ce travail a donné lieu à un ensemble cohérent de publications où les chercheurs répondent aux objections et précisent les enjeux et méthodes de leur recherche : M. Bitbol & C. Petitmengin, « On pure reflection (a reply to Dan Zahavi) », Journal of Consciousness Studies, 18, 24-37, 2011 ; M. Bitbol & C. Petitmengin, « On life beneath the subject/object duality (a reply to Pierre Steiner) », Journal of Consciousness Studies, 18, 125-127, 2011 ; C. Petitmengin & M. Bitbol, « Let’s trust the (skilled) subject ! (a reply to Froese, Gould and Seth) », Journal of Consciousness Studies, 18, 90-97, 2011 ; M. Bitbol & C. Petitmengin, « The science of mind as it could have been : About the contingency of the quasi-disappearance of introspection in psychology » in L. Soler, E. Trizio & A. Pickering (eds.), Science as it could have been, The University of Pittsburgh Press, 2015.
Tout cela trouve un pendant thématique dans les travaux de N. Depraz sur les émotions et la surprise, qui se sont inscrits de 2012 à 2015 dans un programme de recherche ANR de style interdisciplinaire intitulé « La surprise au sein de la spontanéité des émotions : un vecteur de cognition élargie » (avec M. Crépon et E. de Saint-Aubert, aux Archives Husserl comme équipe pilote), A. Celle et P. Goutéraux (Univ. Paris-Diderot) et Th. Desmidt et V. Camus (Inserm, Tours) ; situé à la croisée de plusieurs disciplines (philosophie/phénoménologie, linguistique/psycho-linguistique, neurosciences/physiologie cardiovasculaire-psychiatrie), il s’inscrit dans la problématique générale de l’interaction entre émotions et cognition, en mettant l’accent sur le rôle des émotions dans le fonctionnement cognitif, dont on souligne le caractère non-mécanique, non-linéaire, structurel et global. Trois publications : La surprise dans le langage et dans les langues (N. Depraz et Cl. Serban éds., Hermann, 2015) ;La surprise, Alter n° 24 (2016) et Surprise at the intersection of phenomenology and linguistics (N. Depraz & A. Celle éds., John Benjamins Pressà paraître en 2017, ms. accepté).
Plus généralement, ces travaux s’inscrivent dans une réflexion menée à la croisée de la phénoménologie et des neurosciences par N. Depraz et M. Bitbol, dans le sillage de F. Varela. L’intérêt de ce dernier pour la neurophénoménologie l’a conduit à étudier le contexte de naissance de cette discipline dans l’œuvre de Francisco Varela dont, en collaboration avec plusieurs autres chercheurs ayant travaillé dans le passé avec lui, il assume l’édition et la traduction d’un recueil de ses travaux : Le cercle créateur. Écrits 1976-2001 (Seuil, 2017, à paraître), qui trace un chemin dans sa pensée depuis les débuts cybernétiques jusqu’à la neurophénoménologie en passant par l’énaction, l’immunologie et l’éthique.
Ces travaux vont se poursuivre pendant le quinquennat suivant, montrant la fécondité des approches hétérodoxes et interdisciplinaires qui ouvrent un dialogue entre phénoménologie et sciences.
Dernière mise à jour : 26 mai 2017